99 Francs - Frédéric Beigbeder

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IL N'EN PEUT PUB !

Tout semble s'acharner contre Octave, pauvre créatif à succès, noyé sous une masse indécente et impuissante d'argent, qui obtient augmentations sur augmentations alors même qu'il cherche à se faire virer. Le but : démissionner de son poste de « Maître du monde » pour s'engager dans cette mission non moins périlleuse : rester maître de soi. En plaçant son héros dans le milieu de la pub, Frédéric Beigbeder relève un défi audacieux : parler d'un monde tout en images dans un livre tout en idées.

Tout va très vite : Octave doit sans cesse répondre à des impératifs qui le mitraillent de chaque côté, du patron-copain qui le tance gentiment au gros client qui se fait plus pressant, des soucis quotidiens de drogue à l'angoisse amoureuse qui renaît de ses cendres, de ce livre qu'il décide enfin d'écrire à la mauvaise conscience qui le secoue parfois. Les ennuis s'accumulent, comme les chaussures de luxe, les prostituées de passage, les idées de pub, les souvenirs amoureux, les jeux de mot existentiels, les rébellions avortées : et Beigbeder a un goût particulier pour l'entassement « hyperfétatoire », l'accumulation dérisoire, les listes démembrées.

Plus vite, tu meurs

Tout va si vite qu'il en faudrait bien peu pour nous pulvériser en essence fantomatique : parmi les personnages satellites, pas un qui ne tourne rond, qui prenne une consistance bien réelle. Octave lui-même n'est qu'un jouet : jouet lucide de la société de consommation, jouet cassé d'une femme partie trop tôt, pantin maladroit de cette agence qui le paye cher. Dans ce tourbillon, personne ne semble habiter nulle part, il y a toujours un avion, une île, une télévision, un restaurant ou un hôtel pour vous faire déserter la réalité. C'est plutôt nous qui sommes habités par les mots, les choses et les gens, ce contre quoi Octave se battra jusqu'au bout - en vain. Habités par les slogans (non, pardon : les « titres ») qui nous bombardent au quotidien, par le souvenir de la personne aimée, avec laquelle nous ne supportions plus d'habiter, en cohabitation tumultueuse avec la drogue, qui s'est installée de l'intérieur.

Monter dans l'avion

Pour comprendre la stratégie militante d'Octave, flibustier du capitalisme sauvage, il faut imaginer une mouche qui se jetterait, par insolence autant que par lassitude, dans la toile infinie de ses prédateurs : une toile qui semble aussi solide que cynique, qui ne doit sa solidité qu'à un immense réseau de ressentiments, où l'on ne doit s'amuser que désabusé, et où il faut se tutoyer pour mieux s'entretuer. Octave décrit lui-même cette toile comme une immense cours de récréation : le même gaspillage d'énergie, les mêmes affronts cruels, la même dissimulation de la honte. Il vient jeter une onde dangereuse de sérieux dans cette foire morbide, et ses amis s'en rendent compte avec apitoiement, n'aimant pas le voir pencher sur son i-Book pour taper son bouquin.

Seulement voilà : la toile est sans limite, nous y étions déjà pris avant de nous y jeter. Dans son plus bel instant de lucidité, alors qu'il croyait monter dans l'avion pour en prendre les commandes, Octave réalise que l'avion n'a jamais eu de pilote et qu'il ne mène nulle part. Tous les espoirs s'éteignent dans cette révolution avortée. Désormais, chaque mouvement instinctif pour se dégager de soi-même sera déjà miné par la certitude de l'échec. Précieuse prescience, qui n'apprend jamais - hélas - la sagesse.

Un cliché peut en cacher un autre

Beigbeder aime jouer avec les mots, ses personnages et son lecteur, c'est dans ce jeu qu'on le sent le plus libre. Comme lui, Octave mène un sorte de catharsis dans son jeu avec le langage, creusant un espace où les mots seront différents de ceux, anonymes et silencieux, qui peuplent les pubs. Le publicitaire doit certes répondre à des impératifs commerciaux (le grand décideur est la « cible » ), aux ordres de son directeur, etc. Mais, entre les clichés dépassés et les phrases clefs de l'avenir, il évolue librement. Lançant l'hameçon le plus loin possible dans le futur, il espère atteindre les pulsions acheteuses de tout un chacun, et les télécommande du haut de ses clichés lorsque ceux-ci sont passés dans le présent.