Une apologie des oisifs - Robert Louis Stevenson

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S'évertuer au vice d'oisiveté

Défendre les oisifs, les fainéants du quotidien et autres butineurs d'occasions favorables aux bonheurs anodins, voilà une entreprise qui menace toujours de verser dans la facilité ou la complaisance. Mais pour peu que s'y mêle la belle humeur d'une plume pleine d'humour, alors tout devient à la fois plus léger et plus profond, eau claire d'un lac aussi frais que serein. Et il fait bon s'asseoir ainsi aux côtés de Robert Louis Stevenson, sous le soleil de sa lucidité, de laisser couler la source bouillonnante de son imagination, et d'écouter le chant bigarré de ses digressions: une excellente occasion de prendre la peine et le temps d'être un peu (plus) fainéant.

Car jamais un gramme d'ennui ne vient encombrer la lecture de ces petits textes. Robert Louis Stevenson ne défend pas l'oisiveté en sorbonnard ou bouffon d'opérette; ni docte ni futile, il prend son thème à bras le coeur, connaisseur éclairé de son sujet, amateur passionné d'oisiveté, ce passe-temps qu'une société de loisir nous apprend trop à négliger, et qui consiste essentiellement à laisser bien passer le temps.

Des colles de l'ennui à l'école de la vie

On croit un peu trop facilement que l'oisif fait seulement autre chose que travailler: non, il travaille simplement à autre chose qu'à "faire". Certes, le fruit de ce travail ne se recueille ni ne s'étale, il ne s'exporte pas sous forme de compétences. Certes l'oisif ne produit rien, ne va nulle part: mais en laissant l'horizon de ses pensées libre de toute destination, en s'amusant à sauter dans le vide des choses, l'oisif éprouve ses forces et mesure son esprit, apprend d'abord à se conduire. Don Quichotte qui entreprend le néant comme on entreprend une femme, rusant avec lui pour en extraire le sens intime des êtres, dérobant les occasions à leur propre volatilité, oubliant le caprice des "affaires" pour s'attarder à l'essentiel, l'oisif est toujours assuré de ne rien faire qui puisse le fourvoyer. En apprenant à aimer sa propre compagnie, à se surprendre lui-même au détour d'une pensée, à faire un croque-en-jambe à l'effet "esprit-lourd", il découvre les ingrédients secrets du bonheur le plus simple. C'est en traquant l'ennui qu'il comprend mieux la vie.

Rien ne sert de discourir, il faut parler à point.

Et que faire de ce bonheur sinon le partager dans une conversation, elle-même aire de jeu de l'oisiveté? Plus que des aires de jeu, les conversations sont les arènes de l'oisiveté: avec beaucoup d'entraînement et bon nombre d'amis, on peut faire vivre en bonne intelligence les fantaisies les plus insensées et les arguments les plus rationnels, les caractères les plus pugnaces et les humeurs les plus douces. Par un joli renversement de la chronologie, Robert Louis Stevenson vient alimenter avec toute la verdeur de sa gaité l'un des propos favoris de Deleuze, opposant la fertilité discrète de toute conversation aux impasses ostensibles des "débats". Plus nous tournons les pages de ces deux textes exquis, plus nous participons de cette conversation que l'auteur tient en lui-même, nous faisant le portrait animé de ses causeurs préférés.

Que l'un aime la causette et l'autre la casuistique, que l'un tranche dans le vif quand l'autre s'insinue, tous jouent assez le jeu pour ne jamais briser l'atmosphère magique d'une vraie conversation, lieu mental où s'échangent autant d'idées que de sensations, lieu ou le seul crime de l'intelligence est l'incivilité, lieu des non-lieux de toute absurdité. Dans ces tableaux d'une belle vivacité, l'auteur défend cet art de la causerie, celui où se déploient peut-être le mieux toutes les qualités dont il vient de parer le personnage de l'oisif. Et s'il fallait dégager une morale de ce petit livre exaltant, en voici la moelleuse substance: comme il se cultive dans la solitude, l'oisif se civilise dans la conversation.