Le jour se lève un jour
Le dernier roman de Linda Lê évoque la traversée périlleuse du désert affectif, la transgression des limites sociales de l'amour, la passion aveugle d'un narrateur qui sacrifie sa vue pour un jouissance retrouvée. Un récit baroque et fulgurant, d'une rare richesse expressive, mais dont le symbolisme est parfois trop pesant.
Tout de suite immergés dans un bain de sensualité et de violence, nous suivons le voyage intérieur du héros. Pélerinage initiatique vers une libération du désir, cette déambulation cérébrale nous mènera successivement devant les trois autels que le narrateur érige en l'honneur des femmes qui l'ont sauvé, des femmes qu'il a aimées. Mais le désir de mort accompagnera toujours la voix et la pensée, désir qui entre en perpétuelle fusion avec les élans sensuels d'une chair à vif. Dans l'exploration de cette trinité féminine, les descriptions les plus terre-à-terre se conjuguent donc avec les digressions quasi-mystiques. La première figure est celle d'une femme surnaturelle
- Forever - dont le nom démodé évoque pour l'enfant un mois de trève
paradisiaque : femme-enfant, ancienne amante que le père n'a pu aimer, chérie par un fils en mal d'amour. La deuxième figure est celle de Sola, poétesse héroïque qui traverse la shoa en quête de vérité, soleil en satellite autour de lui-même, certainement la figure la moins convaincante du livre. La troisième est la femme aimée de l'instant présent, Vega, la voluptueuse, la violente. Elle aussi rescapée d'une non-enfance, livrée fillette à la brutalité de son boucher de père, et qui accède trop tôt à un univers d'une noirceur à peine supportable.Ces trois figures communient dans la vénération que leur voue le narrateur. Elles créent un havre de paix qui protège l'écorché vif d'une réalité avilissante.
De la mort à l'amour
Considéré comme le produit incongru d'une passion desséchée, l'enfant grandit dans une solitude morbide. Le père est un peintre médiocre dont les ambitions se sont noyées dans un luxe trop tôt survenu, le mère, une riche capricieuse, sans cesse insatisfaite. Le couple des parents prend plaisir à se haïr quotidiennement, faisant de cette haine une drogue nécessaire, avant de sombrer doucement dans la folie. Devenu un homme meutri, rendu aveugle par une tentative de suicide manquée, toujours hanté par le désir de mourir, le narrateur retrouve néanmoins une forme de salut au fur et à mesure de l'hommage qu'il rend aux trois femmes de sa vie. Car chaque personnage, même le plus abjecte, reste hanté par le rêve d'une pureté ancestrale, par la nostalgie de ce qu'il aurait pu être. La cécité apparaît alors comme l'unique compromis pour accepter de vivre encore: se priver de la vue, se donner une protection contre la laideur du monde et se donner accès à un univers de sensations autres.
À perdre haleine
On se fatigue un peu parfois de cette association constante haine-indifférence-mutisme-supériorité des êtres mal-aimés. Comme si tout lecteur devait accepter le contrat tacite selon lequel de la blessure, de la douleur seules pouvait naître la beauté…La vérité qui jaillit de la plaie: voilà qui crispe un peu. Mais ces moments agaçants sont de suite balancés par ceux dont l'expression ne peut que nous toucher : la tendresse est certainement le sentiment que Linda Lê réussit le mieux à faire passer. Les plus beaux moments sont ceux où l'aveugle enfin apaisé dit sont amour à Vega. Le style s'y fait plus simple, plus direct, plus sensuel.
Le roman se clôt dans une sérénité apaisante où transparaît la confiance dans l'aube à venir. La lumière se lève enfin sur la noirceur de deux vies réunies.