Danse avec les fous
La version non censurée des cahiers de Nijinski paraît enfin en poche. Un texte bondissant ou le danseur se montre à nu. Au seuil de la folie, Nijinski manie une plume qui plonge au coeur de la torture, qu'elle soit quotidienne, grandiloquente ou misérable.
L'histoire des cahiers de Nijinski est une longue épopée : son épouse Romola, pour des raisons tantôt sincères tantôt honteuses, n'a jamais autorisé une édition intégrale de ces cahiers. L'image du danseur lui semblait peut-être trop crue, les révélations qu'il y fait sur son entourage certainement trop injurieuses. Il a fallu attendre que la reconnaissance de son génie ne soit plus réellement menacée, que les maladies psychiatriques sortent du tabou pour que ces cahiers acquièrent une quelconque légitimité biographique.
La vie fauve
Il y a peut-être un voyeurisme à s'intéresser aux petits vices d'un grand personnage, à ses rancoeurs misérables, à ses souffrances intimes, à toutes les névroses entremêlées. Mais l'écriture de Nijinski est si obsessionnelle que la relation du moindre fait prend des dimensions inhabituelles. Non pas que le danseur se prenne pour un écrivain et qu'il maîtrise un quelconque effet de style, au contraire : c'est dans le refus de toute rhétorique que s'affirme cette écriture, dans l'assomption des répétitions et des contradictions. D'où un effet saisissant : alors même qu'on croit partager une intimité d'ordre «psychologique», Nijinski nous parle de Dieu, invoque une participation avec la Nature et le Sentiment, toutes choses qui dépassent largement le plan des seules opinions, des seules émotions, de la psychologie.
Mouvances d'étoiles
Une extrème conscience de tout mouvement travaille au coeur de cet esprit si angoissé. Mouvements de l'âme, mouvements vibratoires des coeurs qui communiquent, mouvements de colère d'un esprit qui s'insurge contre le despotisme de sa femme, mouvements euphoriques ou se mêlent jouissances terrestre et ferveur religieuse. Elans d'audace d'un esprit mégalomaniaque qui se prend pour Dieu, qui clame sa divinité en toute innocence.
Cette attention permanente au mouvement marque une extrème complicité avec la vie, avec ce frémissement souterrain qui parcourt le réel et nous interdit de penser que les choses ne sont que formes vides. C'est cette connivence qui exhale de ce témoignage, lors même qu'il expose chaque détresse au regard impudique du lecteur. La danse peut nous en apprendre un peu plus sur la vie. La vie de cette étoile pourra nous en apprendre beaucoup plus, sur la danse comme sur la vie.