De bons problèmes pour de bonnes résolutions
Recueil d'articles, de lettres et de conférences, les Cinq questions de morale n'ont rien du simple manuel de savoir-vivre ou de la théorie facile. Abordant des problèmes à la fois graves et généraux (la guerre dans sa modernité, le laisser-aller de la presse, la réaction possible face à l'intolérable), Umberto Eco n'en oublie jamais le ton vivace de l'anecdote, l'humour discret mais efficace, l'argumentation naturelle et sûre. Soucieux d'ancrer son propos dans la modernité, il ne sacrifie jamais à la distance critique, préférant prendre le risque de se tromper en réfléchissant que d'avoir raison en répétant. Une bonne occasion de commencer le siècle avec un oeil critique.
Naguère, la guerre
Concernant la guerre - par exemple - Umberto Eco évite les poncifs sur son atrocité ou sa nécessité. Inspectant minutieusement les symptômes d'un nouveau rapport à la guerre, il oppose deux modèles. Le premier (correspondant approximativement à l'exposé de Clausemwitz) représente la guerre traditionnelle, série continue de "coups" échangés de part et d'autre d'un front délimité. Ce forme de guerre, dont le modèle est comparable au déroulement d'une partie d'échecs, n'est envisageable qu'à quelques conditions: que les fronts puissent être nettement délimités, que les médias puissent maintenir serrée la cohésion populaire soutenant l'effort de guerre, que les pays non concernés ne pâtissent pas (du moins directement) du projet de guerre.
Or aujourd'hui, l'impossibilité de répondre à tous ces critères oblige à la représentation d'un deuxième modèle de guerre. Dans celui-ci, les fronts ne sont plus nettement délimités: les multinationales pèsent souvent plus lourd que les Etats, les interventions de pays extérieurs sont de moins en moins pensées comme des ingérences, les groupes de pressions (pacifistes ou bellicistes) sont saupoudrés dans tous les pays du globe. D'autre part, les médias n'agissent pas de façon univoque comme pouvoir indépendant: leur influence est dispersive, les différentes cibles provoquent plusieurs discours parfois imbriqués. Enfin, la mondialisation économique et médiatique empêche qu'une situation de conflit laisse un pays complètement indifférent. Dans toute cette analyse, Eco fait preuve d'une belle aisance dans la faculté de comparer des domaines apparemment étrangers, le tout rendant cette réflexion plus fertile.
La morale à l'oeuvre
Le reste de l'ouvrage sait garder cette tension permanente entre rélexion critique et point de vue sur l'actualité. Umberto Eco défend une forme de morale plus proche de la prudence aristotélicienne que de l'impératif kantien, gardant toujours à l'esprit et à la plume le rôle irremplaçable de la culture dans la formation de l'esprit critique. C'est cette ouverture et cette rigueur qui lui permettent de critiquer la presse lorsqu'elle s'incline devant le fourre-tout télévisuel, sans l'accuser cependant de torts dont seul le régime économique auquel elle est soumise peut être tenu pour responsable. Autre preuve de liberté de penser (motif essentiel de ces Cinq questions de morale), un échange épistollaire avec le Cardinal Martini: avec un respect quasi-religieux pour ce qu'il y a de sacré en l'homme, Umberto Eco sait aussi poser de malicieuses questions à un homme d'Eglise, démontrant subtilement qu'on peut croire en Jésus sans croire en Dieu, et que c'est bien l'homme qui, finalement, importe plus que tout.