Histoire d'une vie sans histoire
Nous avons tous à l'esprit le nom de grands mathématiciens. Mais, une fois passée en revue cette galerie de héros, nous oublions facilement le travailleur du front, génie méconnu qui trime dans l'ombre. Car ce n'est pas faute de génie que l'oncle Petros est « le plus grand raté de ce siècle » : c'est faute de bon sens. Toute sa vie sera consacrée à un défi trop grand pour lui, trop grand pour quiconque, jusqu'à ce jour du moins : la démonstration de la conjecture de Goldbach, encore indémontrée.
L'éditeur de Doxiadis propose un million de dollar à la personne capable d'effectuer cette démonstration… Mais avant de vous lancer dans vos calculs, lisez-donc ce délicieux chef-d'oeuvre.
D'aussi loin que peuvent remonter ses souvenirs, le narrateur est intrigué par la figure de son oncle Petros. Son père et son autre oncle en parlent volontiers comme d'un raté, sans préciser toutefois ce que cet oncle si discret a bien pu « rater » pour qu'on s'en souvienne tant. Hormis un goût immodéré pour les échecs, une propension à boire de l'eau quand la fête impose le vin, il n'y a rien chez ce tranquille jardinier qui puisse éveiller le moindre soupçon, rien qui puisse expliquer l'atmosphère énigmatique qui nimbe chaque parole prononcée à son propos. Rien si ce n'est cette étrange lettre de convocation qu'il reçoit pour participer à un colloque de mathématiciens commémorant la mort d'Euler, lui même mathématicien de génie.
Echecs et maths
Le narrateur apprend alors que cet oncle est un mathématicien génial, mais que tout son talent s'est engouffré dans une entreprise inaccessible : la démonstration de la conjecture de Goldbach. Depuis la découverte de cette lettre, le narrateur n'aura plus pour modèle que cet oncle, ne cherchera plus qu'à devenir mathématicien, malgré les tentatives de découragement de l'oncle Petros, malgré les objurgations péremptoires de son père.
C'est pourtant simple
Mais quelle est donc cette conjecture qui mérite tant d'énergie, quel défi peut absorber tant d'attention humaine? Le tour de force de ce bref roman est la manière dont il donne vie à ce défi, l'aisance avec laquelle nous partageons la ferveur que déchaîne ce "petit" problème de mathématiques. La conjecture de Goldbach s'énonce ainsi : tout nombre pair supérieur à 2 est la somme de deux nombres premiers. Derrière cette courte phrase, un peu sèche pour une imagination qui n'a pas encore goûté à l'esthétique des mathématiques, se dissimule un océan de tourments. A vouloir démontrer cette conjecture, n'importe quelle âme peut épuiser toute la roue des réincarnations, en faire plusieurs fois le tour, rester enfermé dans ce manège infernal, sans voir une seule seconde passer : il suffit d'être un peu trop joueur.
Être ou ne pas être (joueur)
Le jeu a été un territoire d'investigation pour de nombreux écrivains. En lisant ce roman, on se rappellera certainement Le joueur d'échecs de Stéphane Zweig. On y trouve la même illustration du fanatisme intellectuel, la même tension dramatique entre deux personnages. L'atmosphère est simplement plus poétique, plus métaphysique chez Doxiadis. Influence de l'Orient sur cet écrivain grec? On se souviendra alors du Maître ou le tournoi de Go , de Kawabata : on y retrouve la même dimension vitale, le même silence devant l'ampleur des passions humaines, silence qui mêle une peur inavouable à une fascination respectueuse.
Mais, par-delà les influences, Doxiadis touche droit au coeur. Avec une grande sobriété et une certaine élégance dans l'expression, l'auteur joue en prestigiditateur de nos cordes sensibles, nous laissant croire au passage qu'il y en a au moins une qui peut, un jour, se briser.