De la bêtise - Robert Musil

· 538 mots · Temps de lecture 3min

Quelques grammes d'intelligence

« Si la bêtise ne ressemblait pas à s'y méprendre au progrès, au talent, à l'espoir ou au perfectionnement, personne ne voudrait être bête. » (Robert Musil, 1931)

Chaque phrase de cette petite oeuvre fulgurante pourrait servir de citation. Un titre un peu grandiloquent, mais qui tient ses promesses en équilibre sur une cinquantaine de petites pages: un miracle !

La mode est aux formats restreints : plus petit que le livre de poche, voici l'essai de poche. A ces formats correspondent des styles d'écriture bien différents : être immédiatement au coeur du sujet, dans le vif du problème ; ne pas ménager les effets, ni éprouver la patience du lecteur. L'essai dont il s'agit ici répond bien à tous ces impératifs. L'écriture y est aussi dense que la pensée, et l'effet en est étourdissant.

Sapere aude!

Robert Musil (1880 - 1942) est la figure idéale de l'intellectuel accompli, avant que ce terme ne devienne péjoratif : une érudition maîtrisée, un esprit cosmopolite, et une curiosité qui se nourrit inlassablement de ce climat viennois des années trente. En ajoutant à cela la rigueur de l'esprit allemand et la prolixité du génie, nous voici devant l'un des auteurs incontournables de ce siècle. « De la bêtise » est peut-être l'échantillon le mieux choisi pour entrer dans l'univers de Musil.

Jeu de cache-cache

Entité multiforme et chimère informe, la bêtise nous glisse des doigts, fuit entre deux neurones. Aussi Musil fait-il flèche de tout bois pour épingler celle dont personne ne se réclame, mais qui atteint tout le monde. Tour à tour philosophe, anthropologue, psychologue, étymologiste, l'auteur use de toutes ses ressources pour arriver au coeur du mal. Ainsi, du point de vue psychologique, la bêtise correspond aux situations de panique : de même que dans l'urgence nous multiplions inutilement les gestes, la bêtise engendre une sorte d'agitation vaine de l'esprit, menant finalement à la torpeur de l'intelligence. Du point de vue linguistique, on remarque que le mot « bête » s'emploie comme insulte pour désigner des cas très différents : souvent synonyme d'inadaptation, la bêtise s'enferme donc dans l'impasse de la relativité. Sera « bête » le coureur de fond devant un problème de mécanique, comme le mécanicien sur une patinoire…

Prescription

Certes, la bêtise nous échappe, et il faudrait être particulièrement bête pour vouloir la traquer coûte que coûte. Mais quels en sont les remèdes ? A coup sûr, la sagesse ne nous préserve en rien de la bêtise, puisqu'elle en a souvent les airs. Musil découvre même cette étrange race, la bêtise « intelligente », dont il fouille scrupuleusement les origines obscures. Non : les seules parades que nous puissions opposer à l'infiltration universelle de la bêtise sont la modestie et l'humour. Deux qualités dont notre auteur fait preuve de manière très subtile.

Donc…

Au moment où le fragment et l'aphorisme deviennent des figures imposées pour l'écrivain hybride, mi philosophe mi-esthète, pour ce voyageur d'idées qui cherche l'instantané, Musil frappe vite et juste, sans relâcher pourtant la systématicité de sa prose. Lentement, il s'installe dans ce précieux moment où l'idée est trop intime pour supporter le poids d'une longue exposition, et d'une portée tellement universelle qu'elle ne nous appartient déjà plus. A lire d'urgence.