Une école contre l'autre - Denis Kambouchner

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Il n'est jamais trop tard

Où en est le débat sur l'Ecole? Certes, quelques remaniements ministériels ont pu nous sauver de réformes arbitraires, vite faites, mal faites. Mais l'esprit de ces réformes est toujours soutenu par un arrière-fond théorique persistant, par une conception de la pédagogie qui continue de faire son chemin dans les esprits. Il ne suffit donc pas d'être sorti de l'impasse au niveau politique, encore faut-il désamorcer ce piège un peu démagogique de la « nouvelle pédagogie ». C'est tout l'enjeu de ce livre.

Il ne s'agit pas de défendre un système scolaire contre un autre, les matières dites « nobles » contre les matières technologiques, une élite corporatiste contre la masse des réformateurs. Il s'agit au contraire d'élaborer une idée de la culture et une idée des moyens à mettre en place pour l'instaurer. Plutôt que d'élever une nouvelle voix dans le dialogue de sourds qui existe déjà entre les responsables politiques, les spécialistes de l'éducation, la masse des enseignants et celle des parents d'élèves, ce livre procède à une analyse détaillée des forces théoriques en présence.

Au lieu de pousser la mêlée dans tel ou tel retranchement argumentaire, l'auteur essaie de démêler l'ensemble des positions, pour que les discours ne soient plus juxtaposés dans une sorte de brouhaha politico-intellectuel, mais qu'ils puissent se faire face sans s'éviter. Le propos n'est donc pas de vider la querelle, mais bien de la rendre possible, de cerner les différences réelles qui opposent deux grandes conceptions de la pédagogie, afin de mesurer l'ampleur du différend. Choisissant les multiples propositions de P. Meirieu comme représentatives d'une large tendance au sein du courant réformateur, l'auteur engage une lecture très serrée de ces propositions.

La « révolution copernicienne » de l'Ecole

Une des ambitions du programme de P. Meirieu consiste à mettre l'élève au centre du système scolaire, plutôt que l'enseignant. L'institution scolaire doit être attentive au fait que l'élève est d'abord un enfant qui a besoin de «grandir», ce terme s'appliquant du reste à toutes les dimensions de l'individu : physique, affective, cognitive, etc. Dans une sorte d'interactivité plaçant l'enseignant au milieu des élèves, ceux-ci devront grandir, «construire la loi» qui leur permettra de s'accorder avec leur voisin de classe, avec les enseignants, avec l'institution dans son ensemble. Dans ce système, l'enseignant sera plus un «entraîneur» qu'un passeur, un conseiller avisé plutôt qu'un maître. L'enjeu principal de l'éducation ne sera plus la maîtrise d'une certaine culture, mais la prise de conscience de sa propre citoyenneté. Dès lors, l'institution scolaire devra faire confiance aux élèves: bien dirigés, ils sauront eux-même délimiter l'horizon de leur pensée, définir leur besoins en matière de culture, développer des savoirs-faire et des compétences diversifiées… bref : ils sauront apprendre à apprendre.

Que nul n'entre ici s'il n'est point pédagogue.

Tout cela peut sembler alléchant : nos meilleurs professeurs n'ont-ils pas été ceux qui nous considéraient dans notre individualité, ceux qui savaient s'éclipser devant l'intérêt propre de leur matière et prenaient en compte la dimension affective de l'apprentissage, ceux qui nous ont permis de croire que nous étions seuls face à nous-même lorsque nous démontriions un théorème de mathématiques, ceux - enfin - qui nous ont initiés à la liberté et à la démocratie? Certes. Mais cela ne prouve que deux choses: d'une part, l'amour de la matière enseignée et la capacité de la transmettre n'ont jamais empêché personne d'être «pédagogue»; d'autre part, nul n'est besoin de dévaluer l'autorité du maître pour revaloriser le discours de l'enseignant.

  1. Kambouchner démontre avec brillo l'inanité des différentes ambitions

évoquées ci-dessus : ne cédant jamais à la caricature, il met en lumière les dangers théoriques et les impasses pratiques de ce recentrage sur l'élève. Comment l'élève "grandira-t-il" du point de vue cognitif s'il ne trouve devant lui que relativisme culturel? Quelles seront les modalité de «construction de la loi»? Comment l'enseignant pourra-t-il se faire entendre s'il doit n'être qu'un compagnon d'apprentissage? Autant de questions auquelles, malgré une certaine manière de "tourner autour du pot", les textes de P. Meirieu ne répondent pas.

« Sapere aude! »

L'analyse de ces textes conduit bien souvent à mettre en relief une certaine confusion dans l'expresson de P.Meirieu, la persistance de certaines ambiguités, et un flou conceptuel très désagréable pour l'esprit. Aussi le débat concernant le problème de l'éducation se double-t-il d'une polémique plus vaste : une idée un peu exigeante de la culture et de la rationnalité ne peut se contenter d'un tel discours vague, d'une utilisation sauvage de concepts scientifiques, d'un relativisme qui perd tout bon sens. On ne peut soutenir sans tomber dans une sorte de délire (délire hélas bien commun) que c'est la culture et la raison qui nous ont d'elles-mêmes conduit aux atrocités nazie.

L'auteur insiste donc sur les relents de métaphysique et de théologie qui imprègnent les thèses réformatrices : ainsi, les thèmes de la «construction de la Loi» et du développement autonome de l'enfant s'autorisent (par exemple) d'une forme de lacanisme et de rousseauisme, syncrétisme revendiqué comme tel par P.Meirieu, mais qui ne peut satisfaire aux critères raisonnables d'une argumentation solide. Enfin, D.Kambouchner se place contre les citations non maîtrisées et les analyses trop rapides en nous livrant un ouvrage qui sait reproduire exactement les théories qu'il critique, et qui exige le temps d'une authentique réflexion, tout simplement celui d'une vraie lecture.