L'europe des écrivains - Jules Barbey d'Aurevilly

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Auprès de Barbey

Après De Balzac à Zola (1999), les Belles Lettres publient un nouveau recueil d'articles signés Barbey d'Aurevilly. L'auteur y élargit l'éventail de ses critiques aux écrivains de l'Europe entière, se penchant aussi bien sur ses contemporains qu'interrogeant la tradition. Attentif à l'histoire littéraire de son pays, Barbey d'Aurevilly n'en était pas moins curieux de l'héritage européen, tant il sentait à l'avance l'émergence d'une culture commune, qu'il faille la regretter ou l'encourager. Hommage à la perspicacité de ses analyses et à la franchise de ses engagements, ce livre est indispensable à ceux qui veulent renouer le dialogue avec cette figure énigmatique.

Dès le premier point d'exclamation, dès le premier coup de griffe lancé contre une renommée s'assoupissant, contre une gloire surfaite, nous savons qu'il ne peut s'agir que de lui. Chez Barbey d'Aurevilly, la verve est la même, qu'il s'agisse de conter ou de commenter. Un même amour du mot et de la provocation, une même manière de tremper sa plume dans un torrent d'idées, le cours flexueux de son style suivant leur inflexible trajectoire. D'où un subtil bouquet où foisonnent interjections et longs propos, écarts passionnés et pointes ironiques, Barbey s'adressant tantôt à la foule passive du lectorat anonyme, tantôt à l'intimité éveillée de son lecteur présent. Car pour lui, la critique littéraire est d'abord le partage d'une expérience vive, l'exploration des fruits d'une rencontre. Auteur, lecteur, critique, traducteur, éditeur, etc : tous n'ont finalement qu'un rôle de passeur, et si l'auteur semble être à l'origine ultime de toute oeuvre, il n'est d'oeuvre vivante que par l'élaboration sans cesse réanimée d'un dialogue entre toutes ces instances.

Les espiègleries de la tradition

Aussi Barbey d'Aurevilly est-il particulièrement prédisposé à ce rôle de passeur : une grande culture lui permet d'oser les rapprochements les plus suggestifs, comme lorsqu'il jette un pont entre Le Roi Lear et Le père Goriot, entre la tragédie d'un père trompé et le sublime d'un sacrifice muet ; une grande liberté d'esprit l'autorise à remettre en cause les succès établis, notamment celui des Lettres portugaises, dont il critique avec humour le lyrisme peu imaginatif. On peut certes se demander jusqu'à quel point l'engagement moral de l'écrivain intervient dans ses jugements esthétiques. Et la réponse nous vient de Barbey lui-même : non seulement l'aventure littéraire est aussi bien esthétique que morale, ce qui oblige le critique à se prononcer sur l'effet qu'un ouvrage peut avoir sur l'esprit, mais de plus, il n'y a rien qui ne puisse être censuré du point de vue des m? urs du moment que la transfiguration artistique opère. Il suffit de se rappeler que Barbey lui-même multiplie les figures troubles, prêtres mariés ou veuves ensorcelantes.

Le défi critique

Du point de vue rhétorique, le style de Barbey déploie avec virtuosité toutes les virtualités du genre critique. Bretteur hors pair, il sait se placer à la juste distance pour que l'il s'adonne à l'admiration ou que ses pointes fassent mouche. Au corps à corps, luttant avec la renommée qu'il trouve injuste de Manon Lescaut, cette garce qui passe sans cesse "de l'amant qui plaît à l'amant qui paie"; de loin en loin lorsqu'il critique du bout des lèvres l'ironie sèche et caustique de Swift ; à mi-distance, celle d'une admiration respectueuse devant Cervantès et son inimitable Don Quichotte. Disant lui-même que "si on jugeait, on n'aimerait peut-être plus !" (p.33), il relève avec une facilité de géant le défi propre à la critique : pouvoir juger sans assécher l'amour, et mépriser sans aveugler le jugement. Il sait par exemple reconnaître à M. Charrière d'indéniables qualités de traducteur (M. Charrière fut traducteur de Gogol et Tourgueniev), mais montre comment le traducteur se trompe sur l'oeuvre qu'il présente et qui lui est si chère. Ainsi, Barbey se hausse dans l'éloge jusqu'au génie de l'auteur, sans que son dédain ne s'abaisse jamais jusqu'à la platitude de ce qu'il fustige.

Le dialogue intérieur

Les romans et nouvelles de Barbey d'Aurevilly nous avaient déjà habitués au procédé consistant à imbriquer les récits les uns dans les autres, chaque personnage étant susceptible de devenir narrateur à son tour : ce trait est ici manié avec une grande maîtrise, l'auteur se plaisant à faire dialoguer sur une scène unique tous les acteurs d'un ouvrage. Figaro rencontre Beaumarchais, Avellaneda se mesure à Cervantès via M. Lavigne, Saint-Simon rencontre une Mme de Maintenon qu'il méconnaît en son fond, etc. Ce tour singulier a pour effet de rendre ces noms aussi vivants les uns que les autres, tous personnages de l'histoire - et des histoires - de la littérature.

Enfin, cette conscience aiguë du rôle polémique de la critique, qu'il s'agisse de défendre un auteur où de se garder des contagions faciles de la gloire, est un appel toujours actuel à la vigilance du goût, appel auquel nous ne pouvons pas rester insensibles.

Articles contenus dans le livre : Beaumarchais, Byron, Cervantès, Goethe, Gogol, Heine, Hoffmann, L'Abbé Prévost, Lesage, Lettres Portugaises, Machiavel, Saint-Simon, Madame de Sévigné, Shakespeare, Swift, Tourgueniev.