Divine comédie de la technologie
Raymond Ruyer soulignait autrefois le caractère souvent enfantin des scientifiques de génie: enfants dans leur vivacité inventive, mais enfants aussi dans leurs manières familières de traiter avec Dieu et la théologie, sans cynisme ni volonté de profaner. Norbert Wiener est l'un de ces précurseurs audacieux, de ceux qui prennent l'humaine condition avec toutes les pincettes de la science, mais tutoient le divin pour appréhender frontalement les défis que celui-ci lance à notre intelligence.
Aussi n'est-ce pas simple malice qu'un sous-titre annonçant "quelques points de collision entre cybernétique et religion": malgré la légèreté apparente du paradoxe, malgré le sourire discret qu'on imagine très bien chez l'auteur pendant qu'il voit le visage étonné de son auditoire, Norbert Wiener ne cède en rien aux analogies faciles, aux considérations vagues et oiseuses auxquelles se prêtent parfois ces sujets qui "promettent". Ici toutes les promesses sont tenues, et c'est de manière très limpide que ces deux domaines - cybernétique et religion - viendront s'éclairer mutuellement tout au long de l'argumentation.
La légende du Golem
La question qui se presse à vos lèvres est… comment? Qu'ont à voir ensemble une approche logico-mathématique traitant des processus de commmunication et de commande d'une part, et le principe divin de la création d'autre part? Comment vont entrer en collision une science qui s'occupe de principes finalement mécaniques dans le monde à son plus bas niveau d'objectivité, et un vaste domaine du savoir où les plus grands bonds de l'imagination sont plus près de la vérité que les attaches minutieuses au réel? Comment la nouvelle attitude scientifique de la cybernétique va-t-elle permettre de comprendre cette posture ancestrale de l'esprit cherchant à ressaisir ses sources? Comment l'analyse détaillée de la nécessité (celle de la diffusion de l'information, celle des stratégies de décision dans un système apprenant à apprendre) va-t-elle nous ouvrir vers cette synthèse ultime de la liberté qu'est Dieu en son vouloir?
C'est la légende du Golem qui, une fois replacé dans sa tradition religieuse et ses impliquations symboliques va permettre de répondre à toutes ces pressantes questions. Rabbi Judah Loew ben Bezalel, connu dans la tradition juive sous le nom de Maharal de Prague, construit dans l'argile un "robot", un être qui sera destiné à le servir. Pour lui donner vie, il glisse dans sa bouche une feuille de papier portant le Nom mystérieux et ineffable de Dieu, feuille qui laisse le Golem muet. Chaque shabbat, le rabbin retirait cette feuille de la bouche de sa créature, qui devenait ainsi inanimée. Mais un vendredi après-midi, rabbi Loew oublia de retirer cette feuille de papier, et le Golem commença à manifester de la nervosité avec la fin de l'après-midi. Alerté le rabbin finit par se retrouver en face de sa créature devenue folle, et parvient à lui retirer la feuille de la bouche. Selon les diverses versions de cette légende, le rabbin meurt écrasé par la masse devenue inerte du Golem, ou parvient in extremis à ne pas se laisser écraser.
Vouloir ne plus vouloir
Il y a dans cette légende une mise en scène de cette volonté paradoxale, courante chez l'être humain: volonté d'avoir à moins vouloir. On retrouve dans ce robot tout notre système d'information et de déléguation de l'information, tout ce qui mécanisé nous permet de "penser à autre chose". On retrouve dans ce rabbin l'homme de science plein de bonne volonté, qui fait un usage semble-t-il légitime de pouvoir supérieurs à la technique pour donner un sens à celle-ci. Mais on retrouve aussi l'aliénation de l'homme au milieu des techniques qu'il invente, tout le travail qu'il doit mener pour apprivoiser des actions dont il ne possède pas la clef ultime. Et c'est le principal message que nous fait passer Norbert Wiener dans l'exploration symbolique de cette légende: plus nombreux sont les fils qui nous permettent de manipuler la réalité à distance, plus nous sommes tenus par tous ces fils. Aucun principe miraculeux ne pourra nous délivrer du soucis technique majeur: maîtriser et contrôler la technique. On aura beau inventer des machines qui apprendront "toutes seules" à apprendre (et ce texte de Norbert Wiener, datant de 1963, est contemporain des premiers succès dans ce domaine), il n'en est pas moins vrai qu'en amont comme en aval de toute technologie, de tout gain mécanique de temps, il y a l'homme; au sein de tous les processus quantifiables, il y a cette infime différence qualitative de la vie et du cerveau, différence qui nous oblige à donner un sens à la technique, avant que celle-ci ne nous imprime son absurdité aveugle. Et dans toutes les analyses de Norbert Wiener, il faudra bien garder à l'esprit sa participation à l'élaboration de la bombe atomique - obcession coupable qui ne finit pas de le hanter. Comme s'il voulait chaque fois ne pas avoir voulu ce drame humain.
Il est intéressant de savoir que la cybernétique a disparu comme champ scientifique distinct; non pas par épuisement de son sujet, mais parce qu'elle impliquait plus une nouvelle méthode d'approche de la réalité qu'elle ne supposait une nouvelle réalité à approcher. Elle a donc donné une inflexion décisive à tous les domaines scientifiques, de manière plus ou moins directe. Pour ne prendre qu'un exemple, la génétique serait aujourd'hui incompréhensible sans recours explicite au concepts de codages et de communication d'information entre systèmes interagissants. Mais il n'y a rien de plus émouvant que de saisir un nouveau paradigme scientifique au moment de sa naissance, à l'instant où ses concepts commencent à se durcir. Car c'est à ce moment précis que le recours au mythe est le plus parlant, comme si cette science naissante avait besoin de couper le cordon symbolique qui la retient encore à la réalité préscientifique en lui rendant en imagination un dernier hommage.