Grammaires de la création - George Steiner

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La création continuée selon George Steiner

George Steiner met son érudition au service de cette question, cruciale entre toutes: qu'est-ce que créer? Notant le contraste entre les désillusions littéraires et les espoirs scientifiques, il se penche sur la différence de ces deux activités majeures dans leur approche de la créativité, sur les grandes "syntaxes" donnant aujourd'hui sens au processus créateur.

Mais le contraste entre les disciplines scientifiques et les disciplines artistiques est plus un thème de fond qu'un principe d'organisation: le livre déborde largement cette opposition, s'attachant même à l'atténuer, à la circonstancier quand il y a lieu. D'une manière générale, George Steiner procède par débordements, chaque idée agissant comme étincelle pour une traînée de poudre insoupçonnée, faisant d'un coup jaillir la pensée de l'imagination, puis la description vague de l'analyse précise. Comme un guide baroque construisant, au fur et à mesure qu'il nous la décrit, l'architecture non moins baroque de la culture qui est la sienne. Au milieu de cette soupe préorganique dans laquelle il nous plonge, des moments de grâce nous attendent, moments dans lesquels notre intelligence du texte coïncide avec les intuitions de son auteur, moments dans lesquels le chaos conceptuel se simplifie d'un coup.

Précarités de la création

Le concept de création est pris en étau. Entre l'imitation et l'invention, tout d'abord. Dès l'idée mystérieuse d'un homme "fait à l'image de Dieu", nous trouvons tout à la fois l'imitation et la création, réunis d'un seul trait au coeur du divin. Réfléchissant de manière récurrente sur l'impossibilité d'accepter la phrase "Dieu a inventé l'univers", George Steiner cherche pourtant ce qui, dans l'idée de création, n'appartient à aucun autre ordre conceptuel. Car employer "inventer" ou "imiter" dans le domaine du sacré ne tient pas seulement de l'hérésie, mais surtout de la fausse note, comme un hiatus qui répugnerait à notre intelligence instinctive des mots. Convoquant les cultures hébraïque et chrétienne, il pointe ce contraste constant d'un refus de la mimesis et d'un encouragement à l'imitatio. Comparant les traditions grecque et juive, il montre comment la création se prépare d'un côté comme harmonie face au chaos, de l'autre s'empare de l'existence face au néant, cherchant aussi quelles ont été les répercussions de ces deux modèles dans les arts et les sciences.

Etau aussi entre le poids du passé et la légèreté du non-avenu, entre le trop-plein culturel et l'absurde vacuité. Toute création est un affront fait à la possibilité qu'elle porte en elle-même de n'être pas. Un poème doit faire face à tout le passé qui se promène dans les mots, toute cette sédimentation du langage, comme au mutisme idéal de la perfection. Le blanc de la page signe la contingence définitive du poème, mais c'est contre cette contingence que le poème s'érige pour advenir. Le problème de cet affront du vide tourmente si profondément cet essai qu'il faut peut-être y voir le noeud gordien de la réflexion, l'instant où elle-même devient presqu'impossible et doit se faire créatrice. Car une fois cités le blanc mallarméen, les particules sans masse et la musique comme manière de creuser le silence, il ne reste presque plus rien à penser, aucune résistance qui puisse donner chair au propos. Paradoxes muets d'une pensée du vide dans laquelle la créativité doit surmonter d'un seul geste le défi de la mémoire et le déni du silence.

Solitudes du créateur

George Steiner écrit de très belles pages sur les liens intimes de la solitude et de la création. Non seulement il explore les motivations du créateur qui cherche à s'isoler des contextes socio-culturels trop pesants - comme un Paul Celan cherche à isoler la langue maternelle pour la rendre étrangère, neutraliser le passé honteux qu'elle porte en elle. Mais il sait en plus montrer en quoi l'oeuvre est solitaire, même accrochée au réseau des influences et des contextes qui lui donnent sens, il éclaire l'instant privilégié où l'isolement du créateur s'est transformé en solitude de l'oeuvre, comme si son sens s'était déployé en creusant plus profond sa propre intimité.

L'érudition de George Steiner ne l'empêche jamais de saisir les oeuvres dans cette intimité. C'est peut-être pour cela que son propos est toujours plus convainquant lorsqu'il ne prend pas le risque de trop grandes analogies avec les domaines scientifiques, ceux-ci étant de son propre aveu éloignés de cette idée d'intériorité de l'oeuvre créatrice. Quand le poème s'impose au coeur, le théorème s'expose à l'intelligence; malgré tous les bavardages, les deux domaines restent séparés par la frontière distinguant le privé du public.

Quoiqu'il en soit, le ciel culturel de George Steiner est rempli des constellations les plus bigarrées. Aucune des étoiles majeures n'y cesse d'y briller, ni d'éclairer en retour quelques planètes vagabondes, quelques noms plus marginaux. Imaginez maintenant que ce ciel réfléchisse sur les origines de toute création - avec parfois un grand C - et vous aurez une idée du chaos qui nous attend. Mais ce n'est que dans ce chaos cérébro-stellaire qu'on peut atteindre au bruit blanc de l'extase, à l'idée créatrice de ce qu'est la création. Et si les mélodies de ce livre sont parfois confuses, les harmoniques en sont toujours fertiles, si bien qu'il y a toujours place finalement pour la musique pure.