Rencontres aux sommets
La montagne a ses héros et ses martyrs, ses admirateurs discrets et ses défenseurs zêlés, mais elle a aussi ses écrivains. Et c'est peut-être grâce à eux qu'elle semble respirer, nous envelopper d'une indicible présence spirituelle. Retour aux sources de l'écriture, en amont de toute poésie.
Céline avait déjà pointé les élans de lyrisme et de métaphysique, ceux qui attrapent l'homme au trognon, quand il se prend à uriner devant l'immensité de l'océan. Une manière de se perdre avec délectation dans ses pensées, tout en noyant un regard évasif dans la passivité des eaux; une manière d'être au plus près de soi, tout en installant sa rêverie dans une durée indéfinie, tout en dilatant son être jusqu'à n'être plus qu'un avec le reste des êtres… Cette tension entre le familier et le lointain finit par nous perdre, jusqu'au premier frémissement de cette réalité plus humble et plus palpable, jusqu'au premier rappel au corps.
Chemins qui ne mènent nulle part
Nos Histoires de montagnes nous perdent un peu de la même façon : sur les chemins que trace ce recueil, nous ressentons le vagabondage du narrateur dépaysé et la solitude de la conscience qui se retrouve. Nous-mêmes, gagné par le respect que chaque auteur témoigne pour la montagne, nous nous laissons envahir par un silence quasi-religieux, autant à l'écoute de notre respiration que de notre lecture. Il y a là comme une Exposition Universelle où tous les monuments seraient de littérature, où chacun d'eux aurait la forme d'une montagne.
Un survol rapide offre au premier regard une géographie très étrange: la montagne tonitruante de Victor Hugo cotoie sans complexes les monts inquiétants et embrumés de Kawabata, les escapades drolatiques de D.H.Laurence nous mènent droit au pied de la paroi sévère, sèche et abrupte du philosophe Alexis Philonenko. Les rêveries de Rousseau et de Chateaubriand sont diluées dans les pitreries de Labiche, et d'autres auteurs bien moins connus viennent pour ainsi dire jeter quelques passerelles entre ces différences de tons. Par contraste, cette géographie chaotique met en relief ce qu'il y a d'universel dans la référence à la montagne: un je-ne-sais-quoi qui nous met tous dans une même disposition d'esprit au moment où la montagne va apparaître, sous les yeux ou sous les mots.
Tremblement de texte
Voici donc un livre émergeant d'un étrange séïsme : imaginez une conflagration qui réunisse dans un même creuset littérature occidentale et littérature orientale, pièces comiques et poèmes lyriques, nouvelles romanesques et essais philosophiques… Immanquablement, quelques craquements se feront ressentir ici ou là, quelques pics s'élèveront étrangement, révélant au passage de nouveaux paysages. Ce recueil est ainsi: une dérive des continents de la culture classique, un jeu de piste où nos anciennes cartes ne servent plus à rien, sinon à vérifier chaque fois qu'il s'agit bien de montagne. Et c'est bien là l'essentiel: qu'entre cimes et ciels, un oeil puisse passer et montrer dans ses mots ce qui s'y est passé.
Ces choix hétéroclites comportent leurs risques, les mêmes parfois qui alimentent l'amour de la montagne: à un cheveux près, cette anthologie pourrait devenir complètement anti-logique, au point qu'aucun discours cohérent ne pourrait expliquer le choix de ces textes-là. Cet aspect du livre effraiera ceux qui tiennent absolument à l'idée d' « anthologie », mais il séduira ceux qui y voit un nouveau défi, tant pour l'amour des lettres que pour celui des montagnes.