L'homme à tout faire - Robert Walser

· 857 mots · Temps de lecture 5min

Quand on ne sait (presque) rien faire

L'homme à tout faire est l'une des oeuvres majeures de Robert Walser (1878-1956), écrivain suisse dont la reconnaissance, quoique tardive, s'affermit de plus en plus. Une nouvelle traduction qui tient compte de la meilleure connaissance que nous avons aujourd'hui de l'auteur.

Joseph est engagé comme homme à tout faire de Tobler, inventeur exubérant qui désespère du financement de ses projets. Il entre ainsi au coeur d'une maison bourgeoise, s'attache lentement à la vie qu'on y mène, et assiste impuissant à son irrémédiable déclin. Coeur apatride, Joseph est un spectateur absolu : il observe avec une innocente lucidité le va-et-vient des turpitudes humaines, contemple amoureusement cette nature qui lui est si familière et ne cesse de scruter sa propre conscience. Une narration qui zigzague entre réflexions intimes, connivence esthétique avec la beauté des lieux et des saisons, situations burlesques au comique doux-amer. La virtuosité de l'auteur est d'autant plus efficace qu'elle se fait plus discrète, au point qu'insensiblement, nous respirons le même air que le héros.

L'air de rien

Tobler est fier de ses inventions : c'est sur l'horloge-réclame et le fauteuil mécanique que se bâtira - c'est certain - sa fortune. Toutes les conditions sont réunies pour la réussite, il ne manque plus qu'un peu de temps. Aussi a-t-il mis, en attendant, les apparences de son côté : une belle villa surplombant majestueusement le lac de Zurich et de généreuses réceptions pour les personnalités du village voisin. Lorsque Joseph entre comme employé dans cette maison gonflée d'espoir, personne ne peut prévoir l'impatience croissante des créanciers, les agitations souterraines du foyer, les infiltrations haineuses de la rumeur, toutes choses qui mèneront fatalement à la débâcle.

Au centre de ces péripéties veille la conscience scrupuleuse de Joseph, venant mêler ses réflexions à la voix narratrice. Personnage détaché, Joseph sera témoin des humeurs mouvementées de son maître, confident privilégié de sa femme et employé modèle, lorsqu'il s'agit d'évincer d'une lettre les demandes de remboursement. Un zèle un peu absurde, une déférence un peu trop visible, un ménagement secret des susceptibilités, parfois contre-balancé par une franchise ingénue : autant de traits qui évoquent irrésistiblement les figures kafkaïenne, victimes tragi-comiques d'un système insensé (Kafka fut un fervent lecteur de Walser).

Trois fois rien

Joseph s'étonne toujours de son incapacité à prendre trop au sérieux les passions qui se déchaînent autour de lui, comme si, observateur amusé de l'Au-delà, il savait par avance la vanité de ces agitations, comme si, assis depuis toujours dans l'éternité, il ne faisait que jouer au jeu des relations humaines, au jeu des attentes et des prévisions. Il n'est ni léger ni futile : mais sa gravité ne tombe jamais dans le sérieux, sa sérénité ne prétend jamais à la sagesse. En apesanteur parmi les affections humaines, aucune d'elles ne saurait l'entraîner dans sa chute, pas même cet attachement étrange, mélange d'amour et de pitié, qu'il se découvre à la fin pour son maître lunatique. S'il fallait distinguer les insouciants des importants, il serait impossible de ranger Joseph dans l'une où l'autre de ces catégories. Car le ton est grave, tout en restant gai. Jamais Joseph ne joue la gaité, ne joue les employés : il fait tout avec une modeste sincérité. A tel point qu'on lui en veut parfois du ton très net avec lequel il exprime sa pensée.

… c'est déjà quelque chose

Mais Joseph trouve singulier qu'on le juge si étrange. Il ne réclame rien d'autre qu'un droit au bonheur simple ; une vie contemplative qui parcours le monde à sa surface, qui ne fait qu'effleurer les événements, mais qui voit mieux que quiconque le fond des choses, comme si cette surface faisait l'effet d'une loupe. Ne pas effrayer la réalité, ne pas effaroucher la beauté des paysages, s'effacer, faire le moins de mouvement possible : laissées à elles-mêmes, les choses se débrouillent très bien. Toujours remarquer l'ampleur que prennent certains soucis dès lors que nous y croyons trop, voilà le secret de cette " voyance mélancolique " (l'expression est de Jean-Louis Kuffer). A cette délicatesse contemplative correspond une écriture simple, les mots les plus communs pouvant seuls traduire les émotions les plus universelles, et exprimer la simplicité de cette âme fraîche, complice des " belles et sévères lois de la nature ".

C'est tout

L'usage quasi systématique du style indirect libre nourrit tout au long du roman cette impression de détachement, cette manière de retirer aux événements de leur brûlante actualité pour les montrer sous un jour plus oblique. Le récit est ainsi enveloppé dans une atmosphère silencieuse : même les cris de Tobler semblent étouffés, rendus flous par l'ambiance onirique qui se dégage de la narration, comme si tous les propos nous parvenaient de très loin, comme s'ils devaient traverser ce long désert mental qu'est la conscience de Joseph. Une anamorphose perpétuelle du discours qui tend à déréaliser les événements, à les rendre plus inoffensifs en leur faisant perdre leur spontanéité. L'omniprésence finale de la neige incarne le silence dans lequel devra bien s'engloutir ce bruyant précipité de catastrophes. Aussi le roman s'éteint-il discrètement dans ce calme enneigé, comme une bougie oubliée et qu'on laisse mourir.