Incon-science?
Avec un sens du condensé et de l'aperçu essentiel, Jacques Rancière va droit à ce qu'il l'intéresse: déceler dans les théories freudiennes l'oeuvre d'un inconscient esthétique. Cet inconscient esthétique, ce rapport non explicitement pensé par Freud de sa propre théorie à l'esthétique inconsciente qui oriente ses explications, va être fouillé, analysé à grands traits: d'abord obscurs, empêtrés dans une exploration jargonnante du rapport entre 'pensée' et 'non-pensée', les explications vont s'éclaircir au fur et à mesure que le lecteur courageux avancera dans cette série de courts chapitres.
Le titre pourrait prêter à confusion: il ne s'agit pas pour Jacques Rancière de définir systématiquement l'idée d'inconscient esthétique, l'idée qu'il existe une approche des oeuvres d'art qui soit déterminée par l'histoire personnelle de chacun, une manière de les interpréter qui soit comme un reflet de chaque aspérité de notre inconscient. Au contraire, l'existence d'un tel inconscient, d'une telle orientation de notre regard trahissant déjà nos complexes ou tendances est amplement présupposée. Ce qu'il va précisément tenter de montrer, c'est le fait que la théorie freudienne est influencée par une approche inconsciente de ce qui émerge alors sous le nom d'esthétique.
Esthétismes
Car Freud est contemporain d'une période ou le terme d'esthétique acquière le sens dans lequel il s'est solidement fixé aujourd'hui: avant de ne désigner que le rapport de l'homme à l'art (ou même de se restreindre à l'histoire de ce rapport), le terme d'esthétique a commencé par désigner tout savoir se rapportant à la sensibilité. Devenu mot courant après Kant, repris par Hegel qui en tordra la signification pour lui donner son inflexion subjective, rattrapé au vol par Schopenhauer et Nietzsche qui accentueront l'importance d'un rapport intestinal entre la sensibilité (au sens large) et la culture artistique, le terme d'esthétique parvient à Freud encore imprégné de ces diverses influences. D'où certains choix théoriques que fait Freud, et dont les raisons 'esthétiques' lui échappent.
L'obscure clareté des artistes
Il y a à cet égard - et aux yeux des théories freudiennes sur l'inconscient - une ambivalence des poètes et des artistes: tantôt Freud les comprends comme ses meilleurs alliés, personne d'autre qu'eux n'ayant cette sensibilités aux confusions intérieures de l'âme, aux profondeurs cachées de la vie affective; tantôt Freud trouve qu'ils ne vont pas assez loin, et cherche à faire entrer leurs productions artistiques dans les cadres de ses théories. Les artistes seraient comme des medium de l'inconscient, des peintres de nos paysages intérieurs les plus tourmentés, mais ils seraient paradoxalement inconscients (partiellement, certes) de la portée de ces révélations, du bien-fondé théorique de ces mises au grand jour de l'inconscient.
Après l'effort…
Ainsi, dans le débat qui renaît aujourd'hui autour de la personnalité et des théories freudienne, Jacques Rancière vient élever la voix du critique d'art, à mi-chemin entre philosophie et esthétique. Concentrant ses exemples autour du complexe d'Oedipe, il augmente de manière décisive ce lourd dossier oedipien… Le propos n'est certes pas simple, et c'est ce qui peut expliquer quelques maladresses de langage dans les premier chapitre; mais au fur et à mesure que le sujet se creuse et que se multiplient les exemples, notre horizon mental commence à se dégager, notre cerveau respire un peu plus, et nous comprenons d'un coup. Heureuse récompense!