666.com ?
Nombreux sont les livres qui tentent un déchiffrement de l'Internet, survols souvent hâtifs d'un espace sidérant. L'originalité de celui-ci tient à ce qu'il fouille le côté obscur de la bête multiforme, combinant enquête historique, approche sociologique et réflexion philosophique. Un essai très suggestif, même si l'on reste trop souvent sur sa faim.
La plupart des livres consacrés à Internet ont du mal à immobiliser leur cible, tant du point de vue du sujet abordé que du public visé. A force de vouloir parler à tout le monde, le livre finit par ne s'adresser qu'aux néophytes ; à force de vouloir être précis, il risque de ne rien apprendre à ceux qui s'y plongeront. La ruse de notre auteur consiste à jouer sur tous les tableaux à la fois, en s'intéressant essentiellement à tous les « mystères » qui auréolent le web. Ainsi, l'apprenti sorcier du Net verra son émerveillement devenir fascination, et le baroudeur du réseau ouvrira quelques portes secrètes.
Technognose et infomysticisme
L'ouvrage repose entièrement sur la thèse suivante : chaque avancée technologique s'accompagne d'une régression au niveau des pulsions libérées, comme si les terres nouvellement explorées devaient être sauvagement déflorée avant d'être habitées. De même que l'invention de l'imprimerie avait contribué a l'émergence du mythe faustien (la propagation du savoir allant de pair avec les défis que l'homme jette a Dieu), l'ouverture d'un espace virtuel contenant toutes les sources possibles d'information voit le déchainement d'une culture souterrraine. Celle-ci procure un second souffle au mysticisme le plus traditionnel, que l'on se place au dernier maillon du réseau (les pages personnelle encombrées de satanisme) ou au maillon principal (WWW étant équivalent au 666 de l'Apocalypse…). Ainsi, l'auteur nous sert de guide dans l'interprétation du symbolisme de cette novlangue, mêlant l'explication historique à une subtile hermeneutique du langage informaticien. Il construit tout au long de son argumentation une analogie assez convaincante entre les rites initiatiques traditionnels et l'introduction au réseau. Cependant, dans l'explication de l'errance à laquelle sont soumis les contenus d'Internet, on pourrait regretter l'absence d'une analyse se placant au niveau de la loi : le Net connaitrait alors un phénomène semblable a celui qu'avait connu le Minitel à son époque. La carence législative qui accompagne l'essor des nouvelles technologies explique sûrement l'attrait qu'elles exercent sur les esprit déjà marginalisés par la sociéte.
Assez fouillé, un peu foullis
A l'image de l'espace dont il explore les recoins sombres, le livre se perd parfois en répétitions inutiles et en entassements incongrus. Les exemples pullulent, mais on ne voit plus très bien parfois ce qu'ils sont censés illustrer, le cours de l'exposé étant globalement très sinueux. Les rapprochements les plus téméraires sont osés, provoquant réussite immédiate ou échec larvé. Pour ceux qui aiment se perdre dans les fourre-tout et les greniers à idées, le bonheur sera au rendez-vous. D'autre part, un usage forcé des symboles rend le statut du discours ambigu : quelle crédibilité l'auteur accorde-t-il à ses interprétations ? Sont-elles une dénonciation de la dérive symbolique, une explication « scientifique » ? Sans parler d'un usage douteux du « donc » dans le déchiffrement des signes : les explications sont parfois aussi déconcertantes que dans l'ultime discours de Sganarelle… Enfin, l'auteur à tendance a considérer pour acquis que nous soyons déjà tous passés « de l'autre côte du miroir », arrivés au point de non retour, ce qui est loin d'être le cas.
Net d'accord, mais Zen d'abord
Sans se faire moraliste, l'auteur sait amorcer discrètement une réflexion qui prend ses distances avec l'optimisme bon marché de l'internaute. Remarquant que « l'interactivité est le dégré zéro de l'activité », et qu'il est « plus facile de transformer des hommes en machines que des machines en hommes » , il traque ce que les discours officiels ont d'irrationnel. Internet est libertaire et individualiste ? Non : l'anarchie mène aussi au conformisme, puisque de part et d'autre du réseau, ce sont les même pizzas qui se mangent devant les mêmes jeux vidéos. Pour tempérer ce discours de méfiance a l'égard du Net, l'auteur dresse un bilan inspiré de la paranoia qui se propage à travers les câbles. De quoi nous rendre un peu plus zen, à l'image de quelques pionniers du Web. Les jeunes pousses sont quelquefois le produit de nos grains de folie, mais, comme le dit Chesterton, « le fou est celui à qui il ne reste que sa raison. »