L'invention du paysage - Anne Cauquelin

· 756 mots · Temps de lecture 4min

Qui a inventé le paysage?

C'est la nature qui imite l'art, et non l'inverse. Voyez cette mer embrumée comme elle ressemble à un Turner ; voyez ce champ de blé se tordre sous un soleil obsédant, à la Van Gogh? Ce paradoxe d'O.Wilde, Anne Cauquelin pourrait le faire sien.

Dans l'invention du paysage, elle dévoile en effet tout ce que nous mettons d'artifice et de rhétorique dans l'émerveillement que nous croyons spontané face à un « beau paysage », elle brise la transparence qui tend sans cesse à s'établir entre la nature et nous, via le paysage. Derrière nos jugements immédiats, toute une éducation du regard, toute une sensibilité acquise à de nouvelles formes de beauté. Un vaste parcours qui nous mène de la « nature économe » d'Aristote aux paysages virtuels de l'univers numérique, et qui retrace tant bien que mal les différentes métamorphoses de la notion de paysage, sa lente invention.

Présence

Le paysage est là, tout entier présent à lui-même, comme reposant dans l'éternité de sa beauté. Ce soleil couchant nous éblouit de sa royale indifférence, cette chaîne de montagne nous tourne un dos majestueux, en regardant vers l'horizon. Ainsi, le paysage s'offrirait immédiatement à la contemplation, et nous serions purs spectateurs de la nature. Mais cette immédiateté est toute factice : il n'est qu'à observer un photographe cherchant le meilleur angle de vue, la plus belle lumière, pour que le paysage soit réussi, pour que la nature soit encore plus « naturelle » ; il n'est qu'à remarquer combien le paysage a mis de temps avant de pouvoir devenir sujet pictural autonome (avec La tempête de Giorgione, en 1507), objet esthétique à part entière. Ce qui nous paraît aujourd'hui « naturel », nous avons lentement appris à le voir, découvrant par la littérature ou la peinture de nouveaux lieux, de nouvelles sensations : mêmes absents du paysage, c'est nous qui lui injectons l'émotion du beau, émotion que nous croyons ensuite recueillir directement des mains de la nature.

Une "histoire" de l'art?

Telle est l'ambition d'Anne Cauquelin : rendre à notre appréhension du paysage toute son opacité, nous délivrer du lien d'évidence qui semble à jamais tissé entre nature et paysage, comme s'il s'agissait là d'un corps à corps originel. La marche de l'analyse est sinueuse : l'auteur mêle allègrement souvenirs, interventions parlées et densité conceptuelle. Mais la scansion générale est classiquement chronologique : pour les grecs, la nature n'est pas encore donatrice de sa beauté à travers un paysage (cette notion leur étant inconnue), elle est seulement ordonnatrice de ses bienfaits à travers une économie ; puis naît l'idée de jardin, espace prémuni à la fois contre la sauvagerie naturelle et les artifices de la ville, lieu privilégié où la nature est déjà domestiquée comme composition, sans être encore perçue comme tableau. Mais c'est avec la redéfinition byzantine du statut de l'image que le paysage apparaîtra véritablement : l'impossibilité d'une représentation adéquate de Dieu conduira peu à peu à l'imitation de son oeuvre, symbole de sa puissance.

Les défauts de l'enquête

L'auteur s'engage donc à déplier ce qu'il y a d'implicite dans notre saisie du paysage, mais son parcours est trop vaste pour être assez précis. Les moments clefs de l'émergence du paysage sont certes soulignés (mention du rôle de la perspective), parfois analysés, mais le contour de la notion reste flou. De plus, l'auteur nous laisse souvent apercevoir une large érudition sans nous la faire explicitement partager, comme si nous étions déjà au fait de ce qu'il veut nous dire : à force de ne pas être didactique, le texte prend alors des airs d'autorité non justifiée. Enfin, un certain maniérisme intellectuel rend parfois le propos sibyllin : fausses profondeurs, légères complaisances poétiques, style chaotique qui n'éclaire plus que par brèves lueurs. S'il a le mérite de l'originalité, cet essai audacieux promet un peu plus qu'il ne tient : on ne déloge pas des évidences avec des subtilités.

Galop d'essai

Toutefois, Anne Cauquelin lance de nombreuses pistes, dans un langage dont les méandres tiennent la curiosité en alerte. Tout l'ouvrage sert d'ailleurs à nous mettre en alerte, à doubler le regard naturel d'un oeil critique, pour mieux voir ce qui se cache derrière une « belle vue ». Et même si le naturel revient toujours au galop, il est instructif de tenter de le semer, de le prendre de vitesse pour comprendre ce qui sous-tend nos jugements esthétiques, pour analyser les filtres culturels par lesquels ils passent, pour prendre conscience de ce qu'un inconscient artistique travaille en nous à notre insu.