Le langage et la pensée - Noam Chomsky

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Penser le langage

Voici réédité en collection de poche Le langage et la pensée de Noam Chomsky, recueil de trois conférences datant de janvier 1967. Si nous étions sûrs qu'aucune nuance passéiste ou conformiste ne s'attachait à la notion de classicisme, nous dirions volontiers que cette édition en poche montre à quel point les recherches du père de la grammaire générative sont devenues classiques, en linguistique comme ailleurs.

Le parcours apparemment chronologique de ces conférences, intutilées dans l'ordre "passé", "présent" et "avenir", cache un mouvement thématique plus profond. L'enjeu conceptuel de cet ordre n'est rien moins que l'élaboration progressive et argumentée du concept de grammaire générative. Le détour par le passé sert à montrer en quoi ce concept réactive une large partie des recherches qui avaient eu lieu au XVIIème siècle autour de la notion de grammaire universelle. L'ancrage dans le présent propose un débat plus technique montrant la nécessité d'une étude du langage qui dépasse les seuls concepts empiristes d'"habitude", de "disposition" et d'"association". Enfin, le regard sur l'avenir montre en quoi ce concept de grammaire générative est non seulement nécessaire à l'explicitation des processus linguistiques, mais qu'il est de plus utile dans le cadre de recherches plus générales en psychologie. Beau cheminement où le langage rigoureux du chercheur redonne vie aux pensées passées, pour mieux défendre sa légitimité présente et sa vitalité à venir.

Le dessous: Descartes

C'est à René Descartes et au cartésianisme que Noam Chomsky se réfère principalement lorsqu'il veut mettre en évidence les amorces principales de sa réflexion. Il souligne avec lui le fait que le langage ordinaire suffit à prouver qu'il y a plus en l'homme qu'un simple mécanisme, qu'une somme de mouvements. Bien sûr, il ne fait pas de cet argument une preuve de l'existence de l'esprit comme substance indépendante, mais il montre par là qu'une approche comportementaliste des usages de la langue ne peut pas à elle seule rendre compte de cette créativité spontanée à l'oeuvre dans la parole, de cette compréhension immédiate qui s'effectue au travers des mots. Dans cette perspective, il tente de démonter quelques préjugés empiristes qui entraînent une lecture trop réductrice de l'innéisme et du projet de Port Royal.

Le présent d'il y a vingt-quatre ans

Ainsi, l'idée d'une grammaire universelle structurant les grammaires particulières ne devrait plus être considérée comme une hérésie dérivée d'un innéisme naïf, mais comme la forme ancienne de ces structures abstraites aujourd'hui découvertes dans le rapport son/ sens. La grammaire gagne alors en profondeur: plutôt que de faire des études descriptives sur la structure superficielle du langage, puis de tenter tant bien que mal de rattacher cette structure à une structure sémantique plus profonde en termes empiriques, plutôt que d'explorer horizontalement le phonétique et le sémantique pour postuler ensuite un étrange parallélisme entre les deux plans, mieux vaudrait élaborer et mettre à l'épreuve la structure syntaxique abstraite qui permet de comprendre toute la richesse combinatoire du lien entre les deux autres structures (phonétiques et sémantiques). Cette richesse est ce qui fait la créativité spontanée et toujours étonnante d'un usage ordinaire du langage: c'est ici que la grammaire devient donc la plus intéressante… et la plus technique. Cette deuxième conférence est celle qui mobilise le plus d'arguments détaillés, chacun montrant par une voie qui lui est propre l'existence effective de cette architecture syntaxique à l'intérieur du langage.

L'avenir aujourd'hui

Au delà de ces considérations techniques complexes, la troisième conférence fait tout à la fois aveu de modestie et preuve d'ambition. Modestie car la grammaire générative y est présenté comme une conception encore fragile, assiégée de toutes parts; même si l'auteur ne cesse de prévenir l'accusation de "mentalisme", son attachement à la tradition du rationnalisme classique est souvent mal interprétée, notamment par les structuralistes. Mais le discours est aussi ambitieux en ce qu'il montre que le champ de recherche découvert par ce nouveau concept de grammaire générative est encore largement vierge, et que la méthode employée - dont Chomsky retrouve quelques principes clefs dans la notion piercienne d'abduction - est porteuses de promesses pour des domaines proches comme l'éthologie comparée ou l'épistémologie génétique. Le présent ne lui donne pas tort, puisque ces diverses disciplines ont de plus en plus tendance à regrouper leurs résultats et leurs programmes de recherche au sien des sciences cognitives. Comme quoi le langage n'en a pas finit de nous apprendre à penser.