Libres enfants du savoir numérique - Olivier Blondeau et Florent Latrive

· 1491 mots · Temps de lecture 7min

Il fait free en Cybérie !

Paradoxe : le commerce est globalement revivifié par le phénomène internet, mais ce phénomène permet en retour le développement de toute une sphère du « Free », ce terme désignant aussi bien le libre que le gratuit. A l'heure où les batailles font rage autour de Napster, où le système d'exploitation GNU/Linux commence à standardiser ses distributions, où l'avenir du PC est remis en cause, il est plus que nécessaire de revenir à l'esprit du « libre », de poser clairement les définitions respectives du libre et du gratuit, ainsi que de discerner les réactions possibles du droit international face à l'émergence du numérique. Cette anthologie répond à toutes ces attentes, éclairant le problème du « libre » dans un dialogue à la fois historique et philosophique entre les principaux acteurs de cette évolution.

Libres enfants du savoir numérique est un modèle d'hypertextualité : chaque texte entre en résonance avec les autres sous un angle particulier, chacun se veut l'écho d'une situation donnée (quelle soit politique, économique ou technique), chacun établit clairement le rapport entre le passé qu'il explore et l'avenir qu'il espère. Enfin, chaque auteur se met à la disposition de ses lecteurs en livrant son e-mail, ouverture appréciable au dialogue direct. De sorte que nous comprenons immédiatement que nous sommes dès aujourd'hui les acteurs de cette évolution, déjà qualifiée « d'historique » par certains. Mais cette hypertextualité n'est pas arbitraire : une orientation d'ensemble se dégage nettement, qui veut libérer la culture en défendant le « libre », qu'il s'agisse d'open source (logiciel libre), de musique gratuite ou de littérature auto-diffusée. Avant de lever haut l'étendard du Libre, entendons-nous sur les termes et les problèmes. « Libre » n'est pas synonyme de gratuit : un logiciel libre est un logiciel dont n'importe qui peut consulter les sources, soit pour son instruction privée, soit pour proposer publiquement des améliorations. Mais ce logiciel pourra disposer d'un ensemble de services payants : c'est ainsi que vivent certains distributeurs de GNU/Linux. De même, la musique « libre » n'est pas forcément celle qui transite sur Napster et passe au travers du contrôle des maisons de disques : « libre » signifie encore ici que n'importe qui peut échantillonner des passages du morceau et les réutiliser ailleurs. Enfin, la culture « libre » ne désigne pas nécessairement un accès gratuit au savoir (même si cet accès gratuit est souhaitable), mais l'interdiction à quiconque de privatiser des idées. Tout tient dans cet unique principe : « Les idées appartiennent à l'humanité. »

Allons enfants !

Prenons deux exemples de problèmes : aujourd'hui, l'utilisateur de Windows est devant le système d'exploitation comme un conducteur serait devant une voiture au capot fermé à clef. Pour réparer votre voiture, vous êtes obligés de passer dans un garage Microsoft et de nourrir la fortune personnelle de L'ami Bill. Les logiciels libres vous permettent au contraire de vous y coller vous-même, ou d'aller embêter le voisin bricoleur. Autre exemple : dans l'absolu, il est impossible d'écouter n'importe quel morceau de musique avant d'acheter un CD onéreux : à moins d'en entendre un bout à la radio ou chez notre cher voisin. Avec la musique libre, vous pouvez non seulement écouter avant d'acheter (ce qui correspond au passage à une liberté minimale du consommateur), mais réemployer des échantillons du morceau. Avec un peu d'audace et d'esprit d'équipe, vous pouvez même envoyer vos créations à l'auteur du morceau que vous avez réutilisé, et commencer peut-être une longue collaboration dans la création musicale. Le problème général que pose toutes ces illustrations de l'esprit « libre » tient dans la definition de la propriété intellectuelle, dès lors que le support numérique s'expose à une copie parfaite de son contenu : la diffusion des idées peut-elle être limitée par le droit de reproduction ? Cette question allant bien au-delà des logiciels et de la musique, puisqu'il est déjà question de poser des copyright sur des gênes et des algorithmes mathématiques. Comme on l'imagine, une gigantomachie oppose le monde policé de la création contrôlé, et le monde anarchique de la création libre : d'un côté les défenseurs d'une extension du copyright, de l'autre les promoteur du copyleft, expression inventée par Richard Stallman, principal instigateur du logiciel libre.

Contre nous de la tyrannie…

Le copyleft est une utilisation paradoxale du droit de reproduction visant à autoriser toute diffusion, toute amélioration des sources d'un document. Autrefois cantonné dans la sphère des logiciels libres, il envahit aujourd'hui tous les domaines de la culture. Parmi les défenses du copyright, certaines sont purement le fait de lobbies : l'exemple de Microsoft est le plus connu. Mais d'autres sont sincères, et d'ordre culturel : comment rémunérer les artistes et les développeurs si leurs productions sont « libres », indifféremment accessibles et reproductibles par n'importe qui? Il suffit de répondre à cela que libre ne veut toujours pas dire gratuit. Un compositeur de musique techno pourra vendre ses morceaux tout en leur apposant un copyleft : celui-ci autorisera une diffusion plus large de ce morceau, diffusion qui aura un effet bénéfique sur les ventes réalisées par le compositeur. En se produisant eux-mêmes, les artistes risquent bel et bien de fragiliser les maisons de disque, mais en gagnant plus d'argent! Cependant, avant de fêter la mort prochaine des maisons de disques et autres intermédiaires de la culture, rappelons-nous que ces intermédiaires sont aussi ceux qui produisent des références et des repères : un éditeur sérieux cherchera d'abord à promouvoir un livre présentant un intérêt réel qu'à promouvoir un produit purement commercial. Il ne peut donc être question d'une élimination du copyright, seulement d'un réaménagement juridique définissant précisément ce qui est d'ordre publique et ce qui être d'ordre privé, ne sacrifiant ni la libre circulation des idées ni l'encouragement financier à la création. Mais d'ores et déjà, à ceux qui craignent une dispersion anarchique des standards culturels, on peut exposer l'exemple du noyau Linux : ici, la collaboration libre a produit une concurrence efficace, une communauté dispersée de développeurs s'est harmonisée autour d'une projet.

Liberté, liberté chérie…

Le mot d'ordre du libre pourrait tenir en ces deux mots : harmonie et diversité. Selon les articles réunis dans cette anthologie du libre, l'accent sera mis sur l'un ou l'autre de ces termes. John Perry Barlow, californien conjuguant le rêve anarcho-communiste aux réalités néo-libérales, soulignera la nécessité de la diversité. Le Critical Art Ensemble et Negativland remettront le plagiat à l'honneur en montrant que c'est par lui que naît l'originalité. De l'autre côté, Richard Barbrook appuiera l'idée selon laquelle le cyberespace est une nouvelle forme de lien social, donc d'harmonie. Ram Samudrala mettra en évidence le fait que la libre diffusion des contenus multimédia encourage à la collaboration créatrice, alors que les formes d'échange qui ont cours actuellement isolent les créateurs scrupuleux. La liberté s'expose ici sous toutes ses faces. Mais tous les auteurs partent d'un même constat : le libre a fait ses preuves. Deux évolutions tangibles en rendent compte. D'une part, l'économie de l'information numérique est une économie d'abondance : il y a une masse telle d'information que ce n'est plus tant la rareté que la pertinence qui fait son prix. D'où une deuxième transition : le passage d'une économie de l'échange à une économie du don. Les informations rares s'achètent, cela va de soi, mais les informations achetées se diffusent très vites, devenant ensuite de moins en moins rares. Dès lors, les acteurs innombrables de l'internet collaborent de plus en plus à la pertinence de l'information, plutôt qu'à son cloisonnement : en échange d'un peu de reconnaissance (ce en quoi consiste toujours le don), chacun est prêt à fournir à tous une information pertinente, qu'il s'agisse d'un morceau de musique non tronqué où de la version la plus stable d'un logiciel. Le passage à une économie du don est irréversible, et force à penser autrement la protection des contenus numériques.

Le jour de gloire est arrivé ?

Curiosité de l'opinion, la liberté a souvent mauvaise presse lorsqu'elle est liée à l'internet : la menace d'une libération de tous nos vices accourt sur toutes les lèvres susceptibles d'entrer dans la discussion. D'autre part, les nouveaux druides de l'informatique font un peu peur : on ne sait quelle potion ils préparent, on leur attribue un pouvoir qu'on ne sait pas vraiment mesurer. Sans parler du terme devenu péjoratif de « hackeur », faussement assimilé à celui de "crackeur". Mais les tenants d'une liberté douteuse agissent surtout à l'ombre de la bonne conscience : ne voit-on pas se propager comme un virus la pratique du copier-coller, et ce dans des best-sellers comme Balzac n'en aura jamais connus ? Tout ceci doit nous obliger à savoir de quoi nous parlons lorsque nous parlons de liberté et de culture. Voici un livre qui remplit parfaitement ce rôle, sachant élargir le problème de l'informatique libre à celui de la culture libre, le problème de la culture libre à celui de la liberté tout court.