Paris tenu par la littérature
Bernard Fricker se promène dans Paris, sa littérature et ses souvenirs. Beau bouquet d'auteurs, grands et moins grands, ce florilège est à part: l'auteur cueille seulement quelques passages d'ouvrages lorsque l'envie lui en prend, lorsque ceux-ci s'imposent naturellement. Il les insère sans plus de cérémonie au milieu de sa prose, jusqu'à ce qu'on ne sache plus où est la gangue, où le joyau. Le tout pour montrer cet unique Paris, éclaté en mille mots, dénominateur commun à tous ces emballements de l'imagination.
Car une fois que la plume s'enfonce dans Paris, c'est comme si elle n'en pouvait plus sortir, happée par une atmosphère qu'elle n'en fini pas de vouloir saisir, avec tout de même l'heureuse préscience de ce qu'une description complète est impossible. Tout le livre est dominé par la tension entre ces deux pôles: d'un côté, l'idée d'une unité - même monstrueuse - de Paris; de l'autre, la conviction qu'il y a autant de Paris qu'il y a d'écrits pour les montrer, de cerveaux pour les explorer. Le pari de cet ouvrage serait peut-être de montrer que, au-delà de la multiplicité des "Paris" dont la littérature s'entretient, c'est bien le même Paris qui est chaque fois tenu.
Au milieu coule la Seine
Parmi toutes les divaguations, tous les égarements qui mènent les écrivains au travers de Paris, un sort spécial doit être fait à la Seine. Pour la plupart, elle coule au milieu de Paris comme un trait d'éternité, une flèche perçant la masse opaque des hommes, menant leur imagination au large de leurs trop pressantes préoccupations. Sa surface tente vainement de refléter un ciel auquel on ne croit plus, tandis que son teint livide rappelle inlassablement ce qu'elle charrie d'ordure et de destins brisés. De son amont à son aval, Paris est pour elle comme une halte majestueuse, passage sinueux sans lequel tout son parcours n'aurait plus de sens.
Aussi sa description occupe-t-elle une place de choix: témoin cette acrobatie de littérature comparée (si ce terme universitaire convient à la liberté de prose de notre auteur) au cours de laquelle Bernard Fricker fait un "mixage" entre Les chants de Maldoror et Fantômas. Dans les passages ainsi rapprochés, la Seine est bien le personnage principal, couvant le vice sous ses airs plats. Témoin encore la morbidité récurrente des rêveries parisiennes: il y a toujours un suicidé pour se jeter dans les bras coulant du fleuve, souvent l'idée d'un destin au débit immuable, pétrissant calmement la boue humaine comme la Seine l'égoût.
La "ville tentaculaire"
Cette expression de Verhaeren conviendrait parfaitement à l'image qui nous est ici donnée de Paris, ainsi qu'au mode d'écriture de l'auteur. Aimant Paris d'un amour de jeune amant, faisant flèche de tout bois, Bernard Fricker n'évite pas quelques maladresses de lyrisme, quelques abstractions pesantes. Mais cet amour de Paris, conjugué à celui de la littérature, donne adroitement la parole aux autres écrivains, préparant le contexte, suggérant la portée réelle de tel ou tel passage. En véritable érudit, l'auteur fait parler un nombre étonnant d'écrivains, même si ses choix laissent supposer parfois quelque nostalgie de ce Paris qui n'est plus. Gageons qu'avec ce livre, un Paris qui n'est plus pourra être à nouveau… en imagination.