Marceline Desbordes-Valmore - Stefan Zweig

· 631 mots · Temps de lecture 3min
« Mon secret, c'est un nom. »

La dernière amie de Marceline Desbordes-Valmore est une certaine Pauline Duchambge. C'est Pauline qui m'a offert ce petit « Marceline » de Stefan Zweig, que je ne connaissais pas, publié en 1927 et traduit en 1945. J'ai aussi près de moi les lettres de Pauline Fourès à Napoléon, et l'un des souvenirs qui me revient de la Peau de Chagrin est celui de cette pauvre Pauline, seule dans une mansarde parisienne, avec qui mon coeur d'enfant pleurait. Drôle de connexion secrète entre l'enfance et la misère, sensibilité commune à la vulgarité et à l'arbitraire.

Continuons avec les prénoms : ma fille s'est appelée Marceline pendant les dix premières minutes de sa vie, puis Félicie. Le second prénom de Marceline est « Félicité » – et son frère s'appelle Félix. Du premier amant de Marceline, nous n'avons qu'un prénom, « Olivier », et les biographes cherchent encore à découvrir son identité, avec pour seuls indices ces mots de la poétesse :

Ton nom...
Tu sais que dans mon nom le ciel daigne l'écrire »

… et ailleurs :

On ne peut m'appeler, sans te jeter vers moi,
Car depuis mon baptême il m'enlace avec toi.

Tous ces prénoms m'enlacent aussi, d'une certaine façon : Marceline, Félicie, Pauline, Sarah – « Sarah » est le titre d'une nouvelle de Marceline.

Je me revois, j'ai huit ou neuf ans, et le monsieur en face de moi, assis au second rang, me demande ce que je vais réciter. La scène de théâtre est assez élevée, je surplombe mon interlocuteur et je réponds timidement : « Les roses de Saadi ». Qu'est-ce qu'un petit garçon peut comprendre à ces vers pleins de volupté ? Pourtant j'aimais ces mots et leur musique ; prononcer « Saadi » fait l'effet d'un sésame, et les portes s'entrouvrent, même pour l'enfant que j'étais, sur un océan rouge, une vague étrange, une robe embaumée, aussi sacrée que le Saint-Suaire. Le mot « embaumé » me rappelait la mort : je voyais les cadavres de fleur, j'imaginais leur parfum, toujours signe d'absence, je sentais un lien obscur entre l'amour et l'abandon.

C'est ma mère qui m'avait récité les premier vers, et je la revois cherchant les autres dans la bibliothèque. Elle faisait souvent ça : le vague souvenir d'une phrase ou d'une émotion l'attirait vers les livres de mes étagères, et si par chance elle tombait sur le passage chéri, elle déclamait pour elle-même et son public imaginaire, un public conquis, et elle renouait, devant son public, avec des sensations et des émois passés, sans crainte aucune du pathétique. Elle fouillait rapidement les autres pages, se rappelait qu'elle avait tout oublié, et refermait la parenthèse avant de me border pour la nuit. Quand elle remettait l'ouvrage à sa place, j'étais investi d'une mission, j'allais chercher ses souvenirs, lisais avec ses yeux, et mon coeur simulait des retrouvailles émues au coin des phrases apparemment importantes. J'ai écrit mes premiers vers ainsi, comme dictés par les souvenirs imaginaires des personnes que j'aime.

Saadi est le poème de la volupté maternelle. D'un désir d'être mère qui part des entrailles et se jette dans l'infini, la mer, couleur d'amour et de sang.

Marceline est un miracle de musique et d'amour. Ce livre lui rend un hommage un peu désuet, candidement enthousiaste, mais sincère. Et il m'aura fait découvrir ces vers où se résume la modestie, la tendresse et la limpidité des vers de Marceline :

Je suis trop buissonnière et ce n'est pas aux champs
Qu'il faut apprendre à moduler ses chants,
Il faut, ce qui me manque, une sévère école
Pour livrer sa pensée au vent de la parole.

Je vous mets au défi d'oublier ce dernier vers :

Pour livrer sa pensée au vent de la parole.